Une recension de la deuxième édition du livre de Jean-Paul Fourmentraux, parue dans la revue Réseaux nº168-169 (avril-mai 2011).

Les nouvelles formes d’art changent notre regard sur celles qui les précèdent – tel est le propos fondamental de l’ouvrage de Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet, les nouvelles figures de la création, dont une deuxième édition (après une parution initiale en 2005) est récemment sortie.

Fourmentraux explore en sociologue le net art, « art du réseau » et pas simplement art sur le réseau, des années 1990 et 2000. Son livre n’est pas une introduction esthétique au net art, ni un florilège d’œuvres – les illustrations n’y sont d’ailleurs guère fréquentes – pas plus qu’une sociologie du milieu des arts numériques contemporains. C’est une étude pragmatique centrée sur l’œuvre d’art, comprise comme construction complexe et collective, actrice elle-même de sa propre « carrière ». 

Les œuvres décrites ici existent à l’intérieur d’un navigateur internet – que la page web soit le support d’un programme interactif, ou qu’elle soit proprement ce qui est travaillé, montré par l’œuvre. Elles présentent différentes formes d’interactivité et reposent souvent sur une participation active du public. Qu’il s’agisse de pages web déconstruites ou de complexes programmes, ces œuvres n’existent que sur, et par internet. Cet art en train de se faire, Fourmentraux n’essaie pas d’en donner une définition, ni des critères ou délimitations matérielles ou formelles. A minima, explique-t-il, ce que ces œuvres en commun, c’est la rencontre de la computation, de la connectivité, et de l’interactivité. En d’autres termes : le net art est un art qui intègre tout à la fois le code informatique et ses déterminations, le réseau et les mises en relation qu’il rend possibles, ainsi enfin que les interfaces informatiques qui permettent une réactivité immédiate du dispositif au public.

L’objectif de ce livre, c’est de montrer comment le net art s’institue comme art, en montrant les rôles et le travail d’acteurs humains comme l’auteur, ses collaborateurs, les institutions de l’art et le public engagé, mais aussi des dispositifs techniques comme les ordinateurs, les langages de programmation et les interfaces graphiques. Ainsi, plutôt qu’une définition a priori du net art, c’est aux « modes pratiques de désignation » que l’auteur s’intéresse. L’ouvrage commence par un bref historique de l’emploi du terme en France, ainsi que par un parcours visant à délimiter le net art et ses tendances. La question alors n’est plus « qu’est-ce que le net art ? », mais quand, comment, selon quelles modalités et conventions il peut y avoir net art. Et surtout, de comprendre comment ces dispositifs fonctionnent, « quasi objets » jamais complètement fermés, toujours sous-déterminés par leurs auteurs et ouverts à de nouveaux acteurs, notamment le public de l’œuvre. Le lecteur saisit rapidement que l’un des intérêts de cet objet d’étude, c’est de voir un « monde de l’art » en train de se former et d’établir ses pratiques, ses forums de discussion, et ses méthodes d’exposition.

Après une introduction cadrant l’ouvrage et l’approche pragmatique adoptée (déjà solidement décrite dans la préface d’Antoine Hennion, très attentif au positionnement qui renvoie dos à dos les conceptions internalistes et externalistes de la sociologie de l’art), Fourmentraux propose d’explorer trois mouvements – conception, disposition, exposition – à travers lesquels l’œuvre est pensée et fabriquée, prend forme, et se retrouve agie par la participation publique. 

La première partie, « Conception », explore le travail des auteurs et collaborateurs forcément multiples. Fourmentraux y reprend une recherche de terrain effectuée avec Anne Sauvageot et qui détaille notamment la conception de l’interface de Des_Frags, une œuvre de Reynald Drouhin présentée en 2000 proposant à ses visiteurs de recomposer la photo de leur choix à partir d’images trouvées sur internet. Au cours de ce terrain, Fourmentraux a observé comment le travail d’artiste se transforme sitôt qu’il faut s’associer à une équipe de programmeurs pour réaliser son œuvre. La notion d’auteur révèle sa complexité, derrière de multiples assemblages hiérarchisés : si l’artiste est porteur d’un discours et d’intentions autour de l’œuvre, c’est l’ingénieur qui maîtrise l’« implémentation », la réalisation technique de l’œuvre. Si Fourmentraux détaille cette relation particulière, on aurait apprécié, symétriquement, qu’à un moment de l’ouvrage il étudie le cas d’artistes eux-mêmes programmeurs (il en évoque à de nombreuses reprises, comme JODI ou Antoine Schmitt, mais sans faire le pendant du cas Des_Frags). Cette asymétrie s’explique peut-être, pour partie, par la dominante assez française des artistes étudiés ; quoi qu’il en soit elle est dommageable à plusieurs titres. Déjà, on en reste à une vision très limitée du travail technique – ça n’est pas pour rien que les termes « artiste » et « ingénieur » sont maintenus, dans une dialectique prédéfinie de l’intention et de l’exécution. Car en fait, on perçoit dans les propos de l’auteur une certaine distance avec les dimensions proprement techniques et informatiques : si de nombreux langages de programmation ou technologies sont énumérés tout le long du livre, rien n’est dit en profondeur et en précision sur l’écriture du code ni sur l’appropriation de la technique par les concepteurs. À croire que l’auteur privilégie systématiquement, chez ses sujets, leur identité d’artistes sur leurs expériences informatiques. 

Cette confrontation stricte entre artiste et programmeur permet d’introduire la notion d’interface graphique, qui est un des lieux de rencontres des deux professions. Fourmentraux se demande, à cet effet, si l’œuvre de net art n’est pas justement un art de l’interface, ne se réduit pas à ce qui est rendu visible sur la page web et actionnable par le public. Il en conclut, à l’inverse, que l’interface est toujours débordée de part et d’autre, par le programme sous-jacent, et par les intentions de ses utilisateurs. Il défend cette position en faisant de l’interface une représentation réductrice d’un programme existant et d’un dialogue à venir. N’ayant en somme qu’un rôle de transformatrice – du programme à l’image – elle ne peut être toute l’œuvre. C’est le moment qui nous a paru le plus discutable de l’ouvrage – prendre l’interface pour un simple filtre limitant et déformant entre la machine et les intentions de l’auteur et du public retire au langage interactif la capacité d’ouvrir un monde et de faire sens. Si cette capacité n’était pas forcément visible au début des années 2000, à cause peut-être de contraintes sociotechniques, elle l’est sans doute plus maintenant avec l’avènement contemporain d’une culture de l’application qui repose sur l’abstraction complète de la machine, et la plus grande reconnaissance du design interactif, toutes deux étudiées par le courant des Software Studies.

Code et interface n’existent de toute façon pas dans le vide. C’est dans la deuxième partie, « Disposition », qu’est posée cette question des bordures et de l’agencement de l’œuvre. Le programme et sa manifestation graphique sont contenus à l’intérieur d’un dispositif qui encadre et organise les interactions. Le dispositif, c’est d’une certaine manière la toile et le cadre, au sens pictural, qui sont rendent manifeste le travail de conception.  La forme du dispositif va orienter l’esthétique de l’œuvre, entre une esthétique du code (Fourmentraux parle d’œuvres médiologiques), du programme (algorithmiques) ou de l’interactivité (œuvres centrées sur les contenus). Cette typologie tripartite est le moment le plus dynamique de l’ouvrage, l’auteur explorant une large quantité de pièces des années 2000 (cette section ayant été augmentée lors de la réédition).

C’est aussi l’occasion pour Fourmentraux de développer tout un système de l’œuvre du net art, qu’il intitule « pragmatique de la disposition informatique », véritable cœur de l’ouvrage, où Fourmentraux dessine une géographie des acteurs humains et techniques contribuant à l’œuvre de net art. Il suit notamment le parcours énonciatif entre l’auteur (l’artiste) et l’acteur (le public qui interagit avec l’œuvre), passant par la machine (qui fait tourner un énoncé-code informatique) et l’interface (« part visible de l’énoncé-machine »). La disposition apparaît tiraillée entre l’idéalisation de la volonté esthétique de l’auteur et les multiples usages du public pour partie co-auteur, qui s’approprie, expérimente et altère une œuvre qui n’existe qu’à travers cette utilisation. En fin de compte, c’est « l’intentionnalité artistique qui est disposée et conjointement qui dispose de l’acte de réception. » Le net art rend la relation artiste-médium-public à la fois pré-programmée (ou pour mieux dire prédisposée) et néanmoins nécessairement ouverte.

Mais l’œuvre – en particulier une œuvre ouverte, interactive, encourageant voire nécessitant la participation active du public – n’existe pleinement qu’une fois exposée. C’est ce que démontre la troisième partie, « Exposition », attentive aux spécificités du net art. Fourmentraux décrit la perplexité des institutions traditionnelles d’exposition : certaines œuvres requièrent une connexion internet, d’autres tournent sur des systèmes devenus obsolètes avec le temps. Le travail de conservation doit être réinventé pour ces nouvelles formes, et les premiers temps sont marqués d’échecs et d’imperfections. C’est en fait que le milieu naturel de ces œuvres n’est ni la galerie, ni le musée, mais bel et bien internet. Les artistes du net art se sont fait connaître par des canaux spécialisés (notamment en ligne), trouvent leur public par d’autres réseaux, et savent mesurer le succès d’une œuvre par des biais inédits comme les statistiques de fréquentation de leurs sites. Ceci étant dit, on regrettera que le parti pris par Fourmentraux de suivre les artistes lui fasse négliger l’étude plus avant de la réception. Il nomme les destinataires de l’œuvre « public » dans un contexte artistique, « acteurs » comme partenaires d’une interaction, parfois même « co-auteurs » quand l’œuvre le permet, mais jamais simplement « utilisateurs » d’un site et d’internet. Une telle approche aurait permis de situer le net art au sein d’une bien réelle culture web : après tout, si pour comprendre l’art on s’interroge sur ce qu’est un musée, il faut bien pour saisir le net art étudier la navigation web, son folklore et ses technologies.

La nouvelle édition reçoit une postface d’Howard Becker, qui insiste sur la vocation généraliste du travail de Fourmentraux : les mécanismes du net art viennent en retour désigner ce qui restait impensé dans nos anciennes compréhensions de l’art, de ses mondes et de ses œuvres. La véritable richesse de cet ouvrage réside dans la méthode de l’auteur et dans son choix initial de se concentrer sur l’œuvre elle-même, entendue non pas comme un contenu culturel à interpréter, mais comme le nœud d’un complexe réseau d’acteurs. Cet ouvrage brille surtout comme sociologie pour les arts naissants. Il ne peut prétendre être une somme définitive sur les arts interactifs – telle n’était d’ailleurs pas sa vocation – mais propose un chemin nouveau et solide pour étudier les arts en société.